La parole politique peut-elle être décomplexée ?
Louis Tandonnet

Louis Tandonnet

10 mars 2023

« Suivant l’ordre d’Antoine, on lui coupa la tête et les mains, ces mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques » [1].

Dès l’Antiquité romaine, la querelle politique donnait parfois lieu à une résolution brutale qui était pourtant contraire à la volonté des parties enviant la mort de celui leur ayant envié le choix de lui sauver la vie [2]. Quoique moins définitive en sa conclusion, la vie politique moderne est elle-même scandée par les oppositions et les débats, d’idées et de personnes, dont certains sont devenus des modèles de pugilat verbal [3]. Afin d’organiser par des mesures plus pacifiques qu’une proscription le débat politique notamment durant les périodes de campagne électorale, le droit s’est saisi de la question de la liberté d’expression de l’homme
politique en ce qu’il peut être un candidat briguant ou un élu exerçant des fonctions politiques.

Demeure néanmoins, pour une parfaite honnêteté intellectuelle, une zone d’ombre dans ce raisonnement : quelle place, quel rôle et quelle liberté accorder à cette catégorie purement française que sont les intellectuels ? Doit-on distinguer leur propos en fonction de ce qu’ils interviennent en tant que philosophe, qu’essayiste, que polémiste, que directeur de publication d’un organe de presse, qu’universitaire (fût-il populaire), qu’expert ou en tant que marqueur d’un courant politique ?

Ainsi pour définir avec plus de précision les limites de notre sujet, il nous semble nécessaire de retenir la définition suivante de la personnalité politique, tel que nous l’entendrons dans nos futurs développements : «
toute personne physique qui est candidate, a été élue à ou a quitté un poste politique, qui occupe une fonction politique au niveau local, régional, national ou international ou qui exerce une influence politique » [4]. Bien qu’imparfaite en ce qu’elle est plus politique, de par sa source, que juridique, cette définition a néanmoins pour avantage indéniable de parer à un paradoxe jurisprudentiel tel que seule la Cour européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme en propose : au sein de sa jurisprudence, la force de la protection de la liberté d’expression des personnages politiques est « inversement proportionnelle à la précision des contours de cette dernière qualité » [5], la Cour préférant effectivement une multiplication de décisions casuistiques organisant un « portrait impressionniste » de ce personnage pourtant essentiel dans le contexte des régime démocratique.

Il faudrait également, pour être complet, définir la démocratie. A notre sens, la définition synthétique la plus complète de ce régime est la suivante :

« Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel » [6].

La question qui nous occupera en l’espèce est celle de savoir si la liberté d’expression des personnages politiques est plus importante que celle d’un autre citoyen ? Afin d’apporter la réponse la plus complète possible, nous verrons, d’une part, que la personne politique dispose d’une parole garantie par une liberté renforcée mais, d’autre part, que celle-ci ne peut bénéficier d’une liberté absolue.

 

I. Une parole garantie par une liberté renforcée.

 

Ainsi que l’a exprimé l’ancien Juge de la Cour Suprême des Etats-Unis Olivier Wendell Holmes, la défense de la liberté d’expression doit bénéficier aux « idées que nous approuvons, mais aussi pour celles que nous exécrons » [7]. Cette idée est fondamentale, à notre sens, lorsqu’il est question de la liberté d’expression des personnages politiques qui est par principe plus ouverte et protégée car justifiée par la nature des fonctions briguées ou exercées.

 

A. Le principe d’une liberté plus ouverte et protégée.

 

Ce principe d’une liberté d’expression plus ouverte et protégée concernant le personnel politique nous oblige à réfléchir en deux temps : en premier lieu, il faut recontextualiser l’établissement du principe de liberté d’expression, pour ensuite expliquer pourquoi cette liberté est nécessaire pour permettre le jeu démocratique.

 

1) L’établissement du principe de liberté d’expression.

 

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen établie dans son article 11 le principe selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Dans son commentaire de la Déclaration, en abordant l’article XI, Armant Depper note en préambule que « Cet article ne proclame pas seulement la liberté de penser, mais encore, et expressément, le droit pour chacun de communiquer, de répandre, de propager ses idées » [8]. C’est bien ce que la Cour européenne confirmera près de deux siècles après en jugeant que la liberté d’expression est nécessaire dans une société démocratique et plus précisément que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l’article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique » [9].

Elle poursuivra dans cette logique en considérant la liberté d’expression du politique, sur le fondement de l’article 10 de la Convention, comme une de ses valeurs essentielles et qu’elle ne laisse guère de place à des limitations [10].

C’est d’ailleurs cet argument de la nécessité de l’expression des idées comme fondement d’une société démocratique qui explique en partie la protection particulière dont jouie la parole politique.

 

2) La nécessaire liberté pour permettre le jeu démocratique.

 

Dans une société démocratique où « la loi est l’expression de la société générale » [11], une personne politique doit pouvoir se saisir, aborder et débattre de tous les sujets touchant ou affectant les citoyens. Cette liberté est un impératif afin que le citoyen puisse directement ou par les corps de métiers prévu à cet effet interroger les responsables politiques de manière à connaître leur position et leurs propositions concernant ces questions, l’objectif final étant que chaque citoyen puisse bénéficier de l’information nécessaire et suffisante pour voter et juger en toute conscience de leur action. Cette liberté de ton doit en effet inviter et permettre le nécessaire débat démocratique de fond même si cette liberté de parole est « grosse de provocation et de défis » [12].

C’est en quelque sorte un impératif de cohérence idéologique, comme le notait Alexis de Tocqueville qui écrivait que « dans un pays où règne le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n’est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité » [13]. C’est également une garantie de cohésion sociale dans le cadre de sociétés pluralistes, car, comme l’écrit John Rawls, « susceptible de réunir ceux qui sont attachés à ce régime et à ses valeurs politiques malgré leurs désaccords moraux » [14], ou idéologiques pourrions-nous aujourd’hui ajouter.

Il ressort donc de l’essence même du régime politique essentiellement adopté et défendu en France aujourd’hui que la liberté d’expression d’une personne politique soit largement protégée. Ce principe est également soutenu par les fonctions briguées ou exercées par les personnes concernées.

 

B. Une liberté justifiée par la nature des fonctions exercées.

 

C’est l’onction électorale qui fonde la légitimité de la protection de la parole politique. Comme le note la jurisprudence de la Cour européenne : « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signalent leurs préoccupations et défend leurs intérêts » [15].

En partant de cette définition, la Cour européenne mais également les juridictions nationales ont pu établir le principe de la nécessaire existence de la critique politique dans le cadre du débat d’intérêt général, fondement du régime démocratique, et afin de limiter le nombre et l’importance des saisines, pour propos diffamatoires, la jurisprudence retient généralement une conception extensive des faits justificatifs en cette matière.

 

1) La nécessaire existence de la critique politique dans le débat d’intérêt général.

 

« La liberté d’expression est la base de toutes les autres libertés, sans elle il n’est point de nation libre », écrivait Voltaire. La Cour européenne, en cette matière très voltairienne, à défaut d’être toujours lumineuse, protège tout particulièrement la liberté d’expression des élus politiques, surtout lorsque ceux-ci émettent à l’égard du gouvernement des critiques de nature politiques quant à la gestion de l’Etat. Encore récemment, à l’égard d’un opposant turc [16], la Cour a rappelé le principe fondamental de la nécessaire existence de cette critique politique.

Si les propos litigieux doivent pouvoir faire l’objet d’un contrôle, notamment factuel [17] dans le cas de l’imputation de faits particuliers, la cour reconnaît un droit, dans le cadre de débats d’intérêt général, notamment relayé par la presse et faisant l’objet de débat d’actualité, à une certaine excessivité des jugements de valeur.

Cette position est néanmoins critiquable, en ce qu’elle ouvre, à notre sens de façon contestable, la voie de la justification des dérives politiques par les accusations menées par une partie de la presse, par nature sujette à caution.

La Cour européenne rappelle, toujours dans le même arrêt, que les élus doivent pouvoir bénéficier notamment dans leur prise de parole au sein des assemblées politiques d’une large liberté qui est « une condition de la vitalité démocratique » [18].

 

2) Le caractère extensif de la conception des faits justificatifs.

 

Le débat politique est régulièrement la source d’oppositions de personnes qui peuvent parfois dégénérer dans une certaine violence verbale dont les assemblées parlementaires sont souvent les témoins. On peut citer à foison les exemples célèbres de Ferry, Clemenceau, Jaurès, ou plus récemment, de Hollande et de Villepin [19].

Ces attaques verbales, parfois même imprimées sur des tracts distribués aux passants [20], font régulièrement l’objet d’une appréciation plus souple du juge, qui considère à cet effet que le but légitime, notamment fondé sur le débat d’intérêt général, dès lors qu’il s’appuie sur une enquête sérieuse, permet de s’affranchir de l’obligation de prudence dans l’expression. S’il n’y a pas, à proprement parler, une immunité de la parole politique, il existe une exception de polémique politique [21], que la Cour de Cassation réaffirme régulièrement et ne cesse d’étendre, par exemple aux polémiques électorales entre politiques [22].

Les juridictions françaises ont depuis longtemps admis les critiques émises par les hommes politiques, d’abord à l’égard des institutions puis à l’encontre d’autres hommes politiques. Ainsi la Cour de cassation a pu confirmer sa jurisprudence constante en rappelant qu’il convenait d’apprécier les critères de la bonne foi à l’homme de la qualité des auteurs des propos poursuivis et de leur contexte de publication [23]. Elle a ensuite constaté que le contexte électoral et le débat d’intérêt général sur lequel porter les propos poursuivis justifier le ton polémique employé par les deux candidats. La jurisprudence de la cour en matière de liberté d’expression politique est donc une réinterprétation des critères de la bonne foi afin de garantir cette liberté.

Il est d’ailleurs assez intéressant de noter que c’est sur un fondement similaire que la jurisprudence majoritaire fonde le droit de critique du personnel politique « puisqu’il s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par les citoyens » [24], ce droit de critique étant inévitablement la première des limites à une totale liberté de parole des hommes politiques.

 

II. Une parole ne pouvant bénéficier d’une liberté absolue.

 

« J’ai vécu assez pour voir que différence engendre haine », disait Stendhal [25]. Si comme nous l’avons vu la parole politique jouie d’une liberté particulière virgule celle-ci n’est point absolue. En effet, elle est largement contrebalancée par une exposition équivalente à la critique et par des limites claires.

 

A. Une exposition équivalente à la liberté accordée.

 

« Car celui qui a semé la semence, celui-là est aussi responsable des plantes », écrivait Démosthène [26] dans une diatribe à propos d’Eschine en l’accusant à l’époque d’être plus sûrement le salarié [27] des Macédoniens que leur invité. Ainsi que ce pouvait l’être à l’époque, l’homme politique moderne doit a11111111ccepter une critique admissible plus large que pour le citoyen normal que vient cependant restreindre la diffamation.

 

1) L’obligation d’accepter une critique admissible plus large.

 

Aujourd’hui, le cadre légal est posé par l’article 29 de la Loi du 29 juillet 1881 qui dispose que « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommé, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».

Cette disposition est complétée par l’article 31 de la même loi, précisant que « Sera punie de la même peine (une amende de 45 000 euros), la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers le Président de la République, un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’Etat, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition ».

Cependant, dans sa jurisprudence en la matière, la Cour européenne des droits de l’Homme a établi le principe important selon lequel « les limites de la critique admissible » sont « plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier », du fait qu’un homme politique « s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance » [28]. Puis par sa jurisprudence ultérieure, la Cour a précisé qu’un homme politique s’expose même à un tel contrôle de la part de ses opposants politiques [29]. En effet, la Cour a étendu la logique du rôle public des individus exerçant des fonctions officielles ou politiques aux personnes qui, de diverses manières, sont engagées dans la vie publique. L’une des considérations essentielles reste le fait qu’un individu s’expose volontairement à l’attention du public ou s’engage lui-même dans le débat public. Dans pareils cas, on peut attendre de lui qu’il tolère le contrôle et la critique de la part du public. Ainsi, la Cour a considéré en 2008 que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’une personnalité publique, celle-ci s’exposant inévitablement et sciemment à un contrôle attentif du public et devant de ce fait faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique » [30].

De manière générale, ces limites sont plus étendues pour les hommes politiques que pour un particulier. Ainsi, la Cour a considéré à ce propos que « si les limites de la critique admissible sont moins larges à l’égard des particuliers qu’à l’égard des hommes politiques, ces derniers s’exposent à un contrôle minutieux lorsqu’ils descendent dans l’arène du débat public et doivent dès lors faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard des critiques » [31]. Dans l’arrêt Lingens, elle a également reconnu, au sujet de la protection de la réputation, que « l’homme politique en bénéficie lui aussi, même quand il n’agit pas dans le cadre de sa vie privée, mais en pareil cas les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques » [32].

 

2) La protection encadrée par le droit pénal.

 

« Je dis que les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse. N’avoir pas peur de la liberté de la presse, c’est savoir qu’elle comporte des excès. C’est pour cela qu’il y a des lois contre la diffamation dans tous les pays de liberté, des lois qui protègent les citoyens contre les excès de cette liberté. Je ne vous empêche pas d’en user. Il y a mieux : il y a des lois de liberté dont vous pouvez user comme vos adversaires ; rien ne s’y oppose ; les voies de la liberté vous sont ouvertes ; vous pouvez écrire, d’autres ont la liberté de cette tribune ; ils peuvent y monter comme vient de le faire l’honorable monsieur Painlevé. De quoi vous plaignez-vous ? Il faut savoir supporter les campagnes ; il faut savoir défendre la République autrement que par des gesticulations, par des vociférations et par des cris inarticulés. Parlez, discutez, prouvez aux adversaires qu’ils ont tort et ainsi maintenez et gardez avec vous la majorité du pays qui vous est acquise depuis le 4 septembre. Voilà la première doctrine que j’ai à établir » [33].

Georges Clemenceau connaissait de près et personnellement la capacité forte de la diffamation à restreindre efficacement la parole politique même dans le cadre d’un débat d’intérêt général depuis le procès d’Emile Zola [34]. Mais nous l’avons vu, la diffamation est aujourd’hui largement écartée par la jurisprudence nationale et européenne. Il est donc aujourd’hui plus facile de rechercher la responsabilité d’un adversaire sur le fondement de l’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, ou de l’injure publique comme ce pourrait être le cas dans le cadre d’un animateur d’émission de télévision s’en prenant un député la République.

 

B. Une liberté encadrée par des limites claires.

 

Il faut définir deux limites de nature différente : l’une a trait aux discours de haine et ne pose de difficulté que de leur définition ; l’autre nous pousse à nous interroger sur la nécessité de mettre les amours de la démocratie au rang des personnes protégées par les règles de cette même démocratie.

 

1) La limite mouvante du discours de haine.

 

« Il a toujours été entendu que la liberté de parole ne donne pas un droit absolu en tout temps et en toutes circonstances » a jugé la Cour Suprême des Etats-Unis dès 1942 [35].

Ainsi la Cour européenne n’a jamais admis que les discours racistes ou discriminatoires puissent bénéficier de la protection privilégiée accordée à la liberté d’expression politique. Cette position est aussi ancienne que régulièrement réaffirmée.

Comme nous le rappelions en introduction, il n’existe pas selon nous de démocratie valable au sein de laquelle un représentant politique pourrait sans en subir les conséquences judiciaires établir une distinction entre les membres de la nation en se fondant sur des critères de genre ou d’orientation sexuelle, de convictions politiques ou religieuses ou en établissant une hiérarchisation des races et des peuples car cela enfreindrait le principe fondamental de toute démocratie qui est l’égalité de tous devant la Loi et la Justice.

De même, la volonté pour un représentant politique d’user de violence pour parvenir à ses fins en ce qu’elle constitue par nature une atteinte à l’existence même du débat démocratique ne peut qu’entraîner la fin immédiate de la protection élargie dont bénéficie la parole politique [36]. Ce discours sort dès lors de facto du cadre démocratique et conventionnel et ne peut qu’entraîner un effet de renversement : la fonction politique devenant ainsi une circonstance aggravante et non plus atténuante de la possible sanction.

L’analyse ne porte alors plus seulement sur les propos tenus mais également sur les actes engendrés. On peut alors faire un rapprochement avec le fameux critère de « clear and present danger » développé initialement par le Juge Holmes [37].

 

2) L’interrogation constante de la nécessité d’admettre les ennemis de la démocratie.

 

« Nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique » [38] a déjà eu l’opportunité de juger la Cour européenne en se fondant sur l’article 17 qui traite de l’abus de droit. De ce fait si la Cour européenne reconnaît aux discours simplement séditieux la protection des règles évoquées plus haut, elle rejette par essence les discours constituant une négation de la démocratie, allant jusqu’à admettre la dissolution des mouvements politiques prônant la chute de la démocratie elle-même ou utilisant des moyens violents, ou les deux à la fois [39].

Ainsi la Cour européenne a pu condamner les hommes politiques niant l’existence du génocide des juifs durant la Seconde guerre mondiale [40] ou justifiant des crimes de guerre tels que la torture ou des exécutions sommaires [41]. De même la liberté d’expression des personnalités politiques ne permet pas normalement de stigmatiser une population ou une communauté [42].

Cette condamnation des propos tendant à l’exclusion ou à la haine raciale n’est pas assoupli par un contexte de campagne électorale [43], établissant donc une limite claire et définitive à la souplesse de sa jurisprudence habituelle et démontrant à l’évidence que si cette liberté doit être particulièrement protégée, elle ne peut être absolue.

 


 

Notes

 

[1] Plutarque, Vie de Cicéron, 48, 1 ; 3-4, dans Vie des hommes illustres, traduction de D. Ricard, Paris, Lefèvre, 1844, LXIV, LXV.

[2] Ainsi Jules César pût dire en constant la mort de Caton l’Utique : « Ô Caton ! je t’envie ta mort, car tu m’as envié de te sauver la vie », cité par Plutarque, Vie de Caton d’Utique, dans Vie des hommes illustres, traduction de D. Ricard, Paris, Lefèvre, 1844.

[3] Voir sur le site de l’Assemblée Nationale l’article Duels oratoires dans l’hémicycle.

[4] Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 12 février 2004, lors de la 872e réunion des Délégués des Ministres.

[5] Hervieu Nicolas, La liberté d’expression des personnages politiques en droit européen : « de la démocratie à Strasbourg », dans Cahier de la recherche sur les droits fondamentaux, Presse universitaire de Caen, 20 décembre 2010.

[6] Péricles, Discours du stratège Périclès au début de la Guerre du Péloponnèse (-431), cité par Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Tome I, Livre II, paragraphe 37, traduction par Voilquin Jean et Capelle Jean, Paris, Garnier, 1936, page 120, note de bas de page d’origine : « Périclès fait l’éloge du gouvernement démocratique qu’il a contribué à substituer à un régime aristocratique et qui aurait pu faire la grandeur d’Athènes, à condition qu’il y eût toujours des Périclès ou des Démosthène pour diriger l’Assemblée du peuple et que ces hommes nécessaires, ces hommes providentiels fussent écoutés plus que les Cléon, les Alcibiade, les Eschine. On peut discerner dans cet éloge des Athéniens la critique des mœurs et du régime de Sparte ».

[7] Cour Suprême des Etats-Unis, 27 mai 1929, United States c/ Schwimmer, opinion divergente du Juge Holmes, citation originelle : « Some of her answers might excite popular prejudice, but if there is any principle
of the Constitution that more imperatively calls for attachment than any other it is the principle of free thoughtnot free thought for those who agree with us but freedom for the thought that we hate ».

[8] Depper Armand, Commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793,Paris, 1902, pp. 69-75.

[9] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, 5493/72.

[10] Voir notamment Cour Européenne des Droits de l’Homme, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique et Cour Européenne des Droits de l’Homme, 19 février 1998, Bowman c/ Royaume-Unis.

[11] Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyens, article 6.

[12] Cour Suprême des Etats-Unis, 16 mai 1949, Terminiello c/ Chicago, 337 US.

[13] Toqueville Alexis, De la démocratie en Amérique, I, II, 3, Paris, GF-Flammarion, 1981, page 266.

[14] Rawls John, Libéralisme politique, traduction par Catherine Audard, Paris, Presses Universitaire de France, 2001, pages 32-33.

[15] Cour européenne des droits de l’homme, 23 avril 1992 Castells c/ Espagne, 11798/85.

[16] Cour européenne des droits de l’homme, 27 octobre 2020, Kiliçdaroglu c/ Turquie, 16558/18.

[17] Cour européenne des droits de l’homme, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, 13778/88.

[18] Cour européenne des droits de l’homme, 27 octobre 2020, Kiliçdaroglu c/ Turquie, 16558/18.

[19] Séance des questions d’actualité du mardi 20 juin 2006 au cours de laquelle le Premier Ministre avait lancé au Premier Secrétaire du Parti Socialiste : « Je dénonce la facilité, et je dirai même en vous regardant, la lâcheté, la lâcheté qu’il y a dans votre attitude ».

[20] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, 15615/07.

[21] Cour de Cassation, Chambre Criminelle, 23 mars 1978, 77-90.339.

[22] Cour de Cassation, Chambre Mixte, 24 novembre 2000, 97-81.554.

[23] Cour de Cassation, Chambre Criminelle, 28 juin 2017, 16-80.066 et 16-80.064.

[24] Cour européenne des droits de l’homme, 25 juin 2002, Colombani et autres c/ France, 51279/99.

[25] Beyle Henri, dit Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre 27, édition L.G.F, page 205.

[26] Demosthene, Sur la Couronne, 159, dans Œuvres complètes de Démosthène et d’Eschine, traduction par J.F. Stievenart, Paris, Firmin, Didot Fils et Frères, 1861, citation originelle : « ὁ γὰρ τὸ σπέρμα παρασχών, οὗτοςτῶν φύντων αἴτιος. ».

[27] Détail amusant de la perversité relative du discours de Demosthene, celui-ci ajoute à la signification des termes un sous-texte par sa prononciation, ainsi en semblant se tromper, celui incite la foule à le reprendre, lui permettant d’appuyer son propos en la prenant alors comme témoins des agissements dénoncés.

[28] Cour Européenne des Droits de l’Homme, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, 9815/82.

[29] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 22 février 2005, Pakdemirli c. Turquie, 35839/97.

[30] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 18 mars 2008, Kuliś c. Pologne, 15601/02.

[31] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 13 décembre 2005, Wirtschafts-Trend ZeitschriftenVerlagsgesellschaft m.b.H. c. Autriche III, 66298/01 et 15653/02.

[32] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, 9815/82.

[33] Clemenceau Georges, Discours à l’Assemblée Nationale du 8 mars 1918 « Je fais la Guerre ».

[34] Le 23 février 1898 pour avoir « procuré au gérant de L’Aurore les moyens de commettre une diffamation contre le 1er Conseil de guerre de Paris ».

[35] Cour Suprême des Etats-Unis, 9 mars 1942, Chaplinsky c/ New Hampshire, 315 U.S. 568.

[36] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 30 janvier 1998, Parti Communiste unifié de Turquie et autres c/ Turquie, 19392/92.

[37] Cour Suprême des Etats-Unis, 3 mars 1919, Schenck c/ United States, opinion divergente du Juge Holmes.

[38] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 13 février 2003, Refash Partisi et autres c/ Turquie, 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98.

[39] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 30 juin 2009, Herri Batasuna et Batasuna c/ Espagne, 25803/04 et 25817/04.

[40] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 23 octobre 2000, Garaudy c/ France, 65831/01.

[41] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 15 janvier 2009, Orban et autres c/ France, 20985/05.

[42] Cour Européenne des Droits de l’Homme, Norwood c/ Royaume-Uni, 23131/03.

[43] Cour Européenne des Droits de l’Homme, 16 juillet 2009, Féret c/ Belgique, 15615/07.

Louis Tandonnet Avocat conséquences de la conception progressiste de lempiétement