« Un bon Journaliste est un Journaliste mort ! »

Certes ils sont durs ces mots d’Albert Londres.

Je vais donc devoir me de chaîner pour prouver l’innocence du Canard Enchaîné !

De quoi accuse-t-on mon client ?

Les faits sont graves : diffamation ; recel d’atteinte à l’intimité de la vie privée ; incitation à la violence, à la haine et au suicide.

En fait, ce qu’on reproche à mon client, c’est de jouir de la liberté d’informer !

On croit trop souvent que le journaliste gêne par sa manie des grandeurs : chacun voudrait son Watergate, ses plombiers, sa gorge profonde !

C’est oublier que pour le journaliste, les commentaires sont libres mais les faits sont sacrés. La voix des opposants, non moins que celle des amis, a le droit d’être entendue.

Le journaliste n’a pas à être d’accord avec ce que vous dites, mais doit se battre jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire.

Oui, Messieurs du Tribunal, ce que le Ministère Public reproche à mon client, c’est d’être libre.

Quelle est donc cette liberté qui tellement gêne ?

La liberté de mon client n’est ni de déplaire ni de complaire : c’est de remuer la plume dans la plaie !

La liberté de la presse ne s’use que si l’on ne s’en sert pas !

La Jurisprudence a bâti pierre à pierre cette forteresse de la liberté d’expression, fruit d’une histoire et d’une Révolution.

Ce que je veux vous de montrer, aujourd’hui, c’est que le Canard est libre et indépendant mais plus que cela, qu’il est le miroir de notre société. Celui qui nous montre ce que nous voulons cacher, qui révèle ce que nous dissimulons.

Pour tenter de vous convaincre, je vais cheminer selon la méthode journalistique : des faits, des faits, des faits !

Appelons donc à la barre un premier grand témoin : il a été juriste, président, prix Nobel !

Le témoignage de Barack Obama est édifiant :

« Dans trop d’endroits à travers le monde, la presse libre est attaquée par des gouvernements qui veulent cacher la vérité ou qui n’ont pas confiance dans les citoyens pour décider par eux-mêmes.

« Des journalistes sont persécutés, parfois même tués, des titres indépendants sont fermés, des dissidents sont réduits au silence et la liberté d’expression est étouffée.

« Il faut saluer les journalistes qui donnent une voix à ceux qui n’en ont pas, exposent les injustices et obligent les dirigeants à rendre compte. »

Le journaliste nous révèle les petitesses des grands hommes, les grandeurs des petites gens : c’est un manuel pratique de l’espèce humaine. C’est le contact et la distance.

Mais je vois luire dans l’œil endormis de Monsieur le Procureur, un éclair de lucidité.

Oui je sais, je sais : ce que vous reprochez d’abord et avant tout à mon client c’est d’être à la botte des grands groupes internationaux apatrides levantins composant le vieux complot judéo-bolchévique ! C’est d’être enchaîné à ses intérêts économiques, soumis aux ambitions des partis politiques !

Il est vrai qu’aujourd’hui la vulgarité n’est plus soumise au seul Tribunal du mauvais goût !

Madame la Présidente, je vous fais juge !

Voyez-vous de la réclame dans ces feuilles autre que pour un dictionnaire ?

Aucune ! Aucune !

Oui, le Canard est enchaîne … mais à sa propre liberté !

Et c’est cette liberté qui lui permet de dire : « Tu auras mes plumes, tu n’auras pas ma peau ! »

Et en France, on sait que les journalistes sont prêts à se faire Hara-kiri pour un bon mot à la une !

Le Canard ne connaît ni le vide économique ni la grippe financière. N’est soumis qu’au seul vote populaire : celui qui pousse près de 400.000 quidams toutes les semaines à donner 1€ pour connaître ses informations essentielles.

Il est libre des querelles de partis, libre de l’influence économique !

On peut s’en assurer ! Le Canard, lui, rend tous les ans ses comptes dans ses pages.

C’est cette liberté, cette indépendance qui ont toujours fait du Canard l’ennemi des puissants.

N’est-ce pas Maurice Thorez qui lui reprochait « son esprit blagueur qui conduit à douter de tout ! »

Néanmoins, le camarade n’avait pas tort : la liberté d’expression n’existe pas pour que nous puissions discuter du temps qu’il fait.

Oui, nous avons le Canard pour aborder des sujets controversés car la satire intelligente est nécessaire aux hommes.

Et peu de journaux se sont autant élevés contre les injustices sociales, les scandales politiques et les magouilles économiques que ce sympathique hebdomadaire à plumes.

C’est cette indépendance qui amenait le Général à s’enquérir de ce que disait « le volatile » chaque semaine ! Car, en bon germanophile, le vieux chêne savait que le véritable obscurantisme ne consiste pas à s’opposer à la propagation des idées vraies, claires et utiles, mais à en répandre de fausses.

Ainsi « il est le seul journal qui renseigne le public sur l’influence nocive de la publicité dans les media » a-t-on soutenu à la barre de votre Tribunal !

Autre grand témoin, autre président, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas écrit que :

« La force d’une société démocratique se juge à sa capacité à accepter la critique et l’impertinence, fussent-elles excessives… La presse fait vivre une vieille tradition française : celle de la satire, de la dérision et de l’insubordination. »

Ah ! Nicolas Ier tout un souvenir.

De même, ce sympathique président corrézien ne trouva-t-il pas le courage de soutenir les journalistes attaqués par quelques Tartuffes orientaux ?

« Je ne suis pas ici au nom de la gauche pour défendre un journal de gauche, mais au nom de la République pour défendre une liberté. »

François Hollande, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’était pas socialiste pour rien !

Cette liberté c’est celle de la presse. C’est la liberté d’expression. C’est le fondement de notre démocratie depuis plus de 2.500 ans !

C’est pour elle que Caton préféra la mort à la tyrannie.

C’est pour elle que les soldats de l’an II se battirent avec de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace !

C’est pour elle que les résistants de Combat luttèrent pendant 5 ans autour d’Albert Camus.

Si vous condamnez aujourd’hui le Canard, si vous censurez ce journal pour l’empêcher de publier des faits, alors vous ne serez que de nouveaux Marc Antoine assassinant la presse comme hier Cicéron.

Si vous choisissez en conscience la sécurité tranquille de l’ignorance plutôt que la liberté de savoir, vous ne mériterez ni l’une ni l’autre ! Vous n’aurez ni l’une, ni l’autre !

Vous n’obtiendrez que la lie avariée que remuent les journaux préférés de nos chers contemporains : Voici, Gala, Closer…

A quel saint nous vouer ?

Le Figaro, qui n’a plus d’impertinent que le nom ?

Le Monde, le poids de l’ennui, le choc des paupières ?

Libération, le cœur à gauche, le portefeuille à droite ?

L’Humanité, le dernier journal si gouvernemental qu’il continue de recevoir ses consignes éditoriales de Moscou ?

Soyons sérieux ! Sans la liberté de la presse, pas de liberté d’opinion, d’expression, en un mot : pas de démocratie !

Et je vous le dis : les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse. N’avoir pas peur de la liberté de la presse, c’est savoir qu’elle comporte des excès. C’est pour cela qu’il y a des lois contre la diffamation dans tous les pays de liberté, des lois qui protègent les citoyens contre les excès de cette liberté.

C’est pourquoi, au nom de mon client, bien décidé à transformer ce procès en un combat de la Raison contre les Ténèbres, je me dois de contre-attaquer !

On nous parle de diffamation, de recel, de violence… On reproche à mon client d’avoir agi en service commandé ! D’avoir été téléguidé par un cabinet noir ! D’être la plume armée de quelques kabbales médiatiques !

Il n’est que le miroir où se reflète votre visage ! Notre visage !

Est-ce la faute de mon client si l’on paie sa femme au foyer ou ses enfants mineurs … sur les deniers publics ?

Est-ce la faute de mon client si les truands plus ou moins publics ont du mal à justifier leurs magouilles ?

Est-ce la faute de mon client si l’appât du gain est plus fort que la rigueur morale de nos dirigeants ?

Ce qu’avec ce Canard, je reproche aux puissants, c’est de se vouloir Auguste et de finir Crassus.

Ce que je leur reproche : ce n’est pas de s’excuser de leurs actes, mais de ne pas les corriger.

Ce que la justice devrait condamner, ce sont ces comportements immoraux, indéfendables, inacceptables.

Mon client a-t-il jamais traîné dans la boue une personne qui ne se soit auparavant vautré dans la fange ?

Souvenez-vous, mesdames et messieurs les juges et assesseurs, que sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloges flatteurs et qu’il n’y a que les petites gens qui redoutent les petits écrits.

Oui, le journaliste ne vous annonce que du sang, de la sueur et des larmes … mais c’est lui qui proclame la victoire !

Ce Canard éprouve certes des difficultés et sa ligne éditoriale n’est pas parfaite. Cependant, ils n’ont jamais eu besoin, eux, d’un Goebbels pour empêcher leurs lecteurs de fuir.

Comment encore douter de l’innocence de mon client ?

Le vieux fantasme du quatrième pouvoir ?

Voilà donc la cinquième colonne à la une !

Le rêve est plaisant.

Mais au jour du vide informationnel en continu de BFMTV ; à l’heure de la soumission aveugle et complaisante aux sondages hypothétiques ; à la minute des singeries abêtissantes d’Hanouna… croyez-vous encore à un quatrième pouvoir ?

Quand on sait que le Canard a été fondé en opposition à la censure de l’Union Sacrée, comment ce vigoureux centenaire aurait-il peur de l’Union des Médiocres ?

Vous me demanderez : quelle serait leur politique ?

Je vous répondrai : la guerre !

Mener la guerre contre l’ignorance, à la télévision, à la radio et dans les journaux, avec toute la volonté et toute la force qu’on voudra leur donner ; mener la guerre contre une monstrueuse tyrannie de la bêtise, jamais dépassée dans le sinistre et sombre catalogue de l’histoire humaine.

Vous me demandez que faire en matière d’éducation ou de culture ?

Je vous réponds que la politique éducative et la politique culturelle, c’est tout un. Politique culturelle, la guerre ; politique éducative, la guerre. Il faut toujours faire la guerre à l’ignorance.

Dans quel but, me demanderez-vous ?

Je vous répondrai en un seul mot : la victoire, la victoire à tout prix, la victoire en dépit de la terreur, la victoire quelque longue et difficile la route puisse être ; parce que sans victoire, il n’y aura pas de survie de la pensée.

Pourquoi ?

Parce que je sais que les puissants n’ont aucun intérêt à laisser au peuple la liberté de la connaissance, d’expression, de presse !

Parce que j’ai appris qu’une société hiérarchisée n’est possible que sur la base de l’ignorance.

Vous êtes un peu jeune pour vous en souvenir, Monsieur le Procureur, je le suis trop pour l’avoir oublié !

Rappelons-nous que les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles soient opprimées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont opprimées.

Dès lors, le seul pouvoir, la seule autorité qui puisse assurer à chacun un accès aux points de comparaison, c’est la presse. Ce sont les Journalistes !

Oui les journalistes du Canard sont parfois de mauvaise foi, mais ils sont indispensables à notre démocratie.

Alors la seule question que vous devez vous poser, c’est votre vision du rôle de l’État.

Êtes-vous prêt à accorder à vos hommes politiques le pouvoir de légiférer sur les mots ; les mots dits, les mots écrits, ou les mots dessinés ?

Un bon Journaliste est un Journaliste mort.

Cette année, ils sont déjà 23 bons journalistes.